Archives portugaises: mémoire palimpseste d’une histoire partagée

Des premières chroniques du Moyen Âge aux traités diplomatiques du XVIIIᵉ siècle, en passant par les cartes jalousement gardées et les lettres des consuls de Tanger, les archives portugaises offrent un miroir saisissant d’une relation ancienne, précieuse, et toujours d’actualité avec le Maroc.

Les archives diplomatiques portugaises (ministère des Affaires étrangères) abritent des correspondances et rapports couvrant les principaux événements entre les deux pays. Ces archives comprennent par exemple une vingtaine de dossiers (plus de 6.000 pages) retraçant tous les faits marquants partagés entre le Maroc et le Portugal du XVIIIème au XXème siècle. Une mine d’or.
Mais le gros du morceau est dans les entrailles de l’Arquivo Nacional da Torre do Tombo à Lisbonne, où repose une part précieuse de l’histoire du Maroc. Cet ancien monastère devenu cathédrale archivistique abrite depuis des siècles les correspondances royales, récits d’ambassadeurs, actes de gouverneurs et inventaires de possessions. On y lit le Maroc en filigrane, dans la langue du royaume de Manuel Ier.
Ceuta 1415, acte fondateur des archives
La fin du Moyen Âge voit le Portugal s’engager dans une politique d’expansion au Maroc, générant les plus anciennes archives sur le sujet. La conquête de Ceuta en 1415 par le roi D João Ier (Jean Ier) est bien documentée. La chronique officielle de Gomes Eanes de «Zurara, Crónica da tomada de Ceuta» en relate le déroulement; ce manuscrit est conservé à la Torre do Tombo.

Dans les années qui suivent, le royaume du Portugal tente d’autres expéditions. L’échec du siège de Tanger en 1437 – où le prince Henri le Navigateur subit un revers majeur – a également laissé des traces documentaires. Des chroniques et lettres contemporaines décrivent les conditions de ce désastre, même si elles sont moins connues du grand public.

Au cours de la seconde moitié du XVème siècle, profitant de l’affaiblissement du pouvoir wattasside au Maroc, les Portugais s’implantent sur plusieurs ports atlantiques. Ces conquêtes ont engendré des actes officiels aujourd’hui conservés: par exemple, une charte royale de 1460 signée par l’Infant Henri attribue l’église de Santa Maria de Ceuta à l’Ordre du Christ, témoignant de l’organisation religieuse des nouveaux territoires.
On trouve également des lettres patentes et ordonnances concernant l’administration de la place forte. Ainsi, une lettre de D. João Ier datée du 18 février 1416 ordonne aux officiers royaux de fournir à l’Infant Henri les fonds nécessaires au ravitaillement et à la fortification de Ceuta – document notable où le roi se titre pour la première fois « seigneur de Ceuta »
Trêves écrites, forteresses brisées
Sous le règne de Manuel Ier (1495-1521), la poussée portugaise au Maroc atteint son apogée. Parmi les documents de cette période figure un type particulier de source: les capitulations et traités locaux conclus entre les Portugais et les autorités marocaines. L’un des plus anciens conservés date de 1509 et porte sur le traitement des marchandises entre Portugais et «Maures», c’est-à-dire un accord commercial définissant les droits d’échange. Ce document illustre les efforts pour normaliser les échanges commerciaux même en période de guerre. D’autres traités suivront, établissant parfois des trêves locales ou organisant des échanges de prisonniers.
On trouve par exemple la «Chronique de Santa Cruz do Cabo de Gué», récit contemporain de la prise d’Agadir en 1541 par les Marocains, retrouvée et traduite par Pierre de Cenival. Cette chronique décrit en détail la défense des forteresses portugaises face aux assauts des Saadiens, jusqu’à la capitulation finale. Les correspondances de l’époque laissent entrevoir l’inquiétude de Lisbonne et les négociations pour évacuer les garnisons ou racheter les prisonniers. De fait, des listes de captifs et des comptes de rançons conservés aux archives quantifient les pertes humaines et les coûts du retrait.
Échanges diplomatiques et commerciaux à l’époque moderne
Les relations entre le Portugal et le Maroc se poursuivent par la diplomatie, le commerce et quelques épisodes militaires ponctuels. La dynastie saâdienne, victorieuse, noue des contacts diplomatiques avec Lisbonne. Des ambassades ont lieu: par exemple, en 1541, le roi D. João III envoie un émissaire féliciter le sultan saâdien de ses victoires, dans l’espoir d’une clémence envers les dernières garnisons portugaises. Plus tard, les échanges se maintiennent avec les sultans de la dynastie alaouite. Un traité de paix global finit par voir le jour au XVIIIème siècle : après la perte de Mazagan (El Jadida) en 1769 – ultime possession portugaise au Maroc – les deux États normalisent enfin leurs relations. Le traité du 21 mars 1774 entre le roi D José Ier et l’empereur Sidi Mohammed ben Abdallah (Mohammed III) établit officiellement la paix et la reprise du commerce. Les archives portugaises conservent précieusement cet acte: à l’occasion de son 250ème anniversaire en 2024, l’ANTT l’a exposé, aux côtés de sa traduction portugaise et d’autres documents illustrant ces relations.
Un registre manuscrit compile les accords et lettres échangées entre les souverains portugais et marocains de 1504 à 1704, preuve de la continuité des contacts officiels. Ces documents diplomatiques portent aussi bien sur des négociations de paix locales, des demandes d’alliance que sur des échanges de courtoisie entre les cours. Après 1774, un consul général du Portugal s’établit de manière permanente à Tanger. Les archives du XVIIIème siècle contiennent des rapports de consuls sur l’exportation depuis Larache ou Essaouira de céréales, cuirs ou cires vers Lisbonne, et l’importation au Maroc de tissus et autres produits européens.
Cartographie et documents militaires
La cartographie historique constitue un volet notable des sources portugaises sur le Maroc. Les cartographes lusitaniens des XVème-XVIIème siècles ont produit de nombreuses cartes marines et terrestres détaillées du littoral marocain, jalonné de forts, de ports et de routes commerciales. Cette cartographie était jalousement gardée secrète à l’époque, tant elle revêtait une importance stratégique – elle était très disputée et convoitée par les puissances européennes d’alors. Quelques exemplaires de ces cartes ont traversé les siècles dans les collections portugaises. Outre l’atlas de Dourado (1571), l’ANTT conserve l’Atlas universel de João Teixeira Albernaz (1643), qui comporte des plans de villes et ports du Maroc. Une carte nautique de 1640 par le même Albernaz figure également ces côtes.

En parcourant cet ensemble de documents – administratifs, diplomatiques, cartographiques, militaires, commerciaux et religieux – conservés dans les archives portugaises, on mesure l’ampleur et la profondeur des liens unissant le Portugal et le Maroc.