Le journal Le Monde et le Sahara marocain – par Jillali El Adnani

Avec la reconnaissance en 2024, par la présidence française, de la marocanité du Sahara, il revient désormais au journal Le Monde d’aligner ses récits sur les vérités établies par les archives. Sa devise de 1944, «assurer des informations claires, vraies et complètes», l’y oblige.

Depuis plus de soixante ans, Le Monde aborde la question du Sahara marocain avec une constance remarquable: au nom du droit international et de la science politique, le quotidien occulte les archives militaires et diplomatiques qui confirment l’intégrité territoriale du Maroc. Trois figures – l’historien Roger Le Tourneau, le général Georges Catroux et le juriste Henri Marchat – ont bâti sa rhétorique coloniale, relayée également par son pendant, Le Monde diplomatique.
Là où des centres comme l’ANOM (Aix-en-Provence) ouvrent l’accès à des sources de première main, Le Monde semble parfois se retrancher derrière une citadelle éditoriale. De Gaulle voulait le «premier et meilleur» journal; Nouchi rappelle: «C’est du Monde que la classe politique et les milieux intellectuels tiraient alors l’essentiel de leur information.» Mais peut-on vraiment en tirer l’essentiel sur le Sahara, alors que, depuis 1957, une trame éditoriale constante met en cause l’intégrité territoriale du Maroc?
Le rythme des articles sur les frontières montre un décalage entre les vérités d’archives françaises et les récits d’universitaires, de généraux et de juristes mobilisés lors des grandes batailles du journal. Celui-ci s’est mué en base de données d’une fabrique du séparatisme, privilégiant la science politique et l’anthropologie comme «cheval de Troie» pour contester les fondements historiques de la souveraineté marocaine.
Un paradoxe français: organe d’une gauche coloniale
L’empire africain fut l’œuvre des 3ème et 4ème républiques. Dans ce contexte, quel lien unit la gauche française, sa vitrine intellectuelle Le Monde, et les politiques néocoloniales pilotées depuis Paris– et surtout depuis Alger? Très lus en Afrique, les articles du quotidien ont martelé que «l’envahisseur marocain» nuisait au continent; certains ont même imputé le sous-développement du Mali à l’expédition marocaine de 1591 contre l’empire songhaï.
Ce discours a servi de paravent à un projet porté depuis Alger et Tripoli: recréer l’OCRS (Organisation commune des régions sahariennes). Thierry Pfister note qu’à la veille de la déroute de la gauche après mai 68, Le Monde a «rapatrié le suivi des groupes gauchistes (…) au service politique», officialisant le déplacement du débat hors du seul parlement. Mais sur le Sahara et les frontières, le journal mobilisa surtout trois profils:
— Roger Le Tourneau, historien du Maroc et du Maghreb, minorant la dimension saharienne
— Le général Catroux, administrateur des confins algéro-marocains et mauritaniens au nom du Maroc
— Henri Marchat, juriste, ministre plénipotentiaire
Le schéma colonial reposait sur une idée efficace: faire du Sahara un terra nullius livré au désordre avant la «civilisation». Le Monde a colporté cette image pour contrer les revendications historiques marocaines. Entre 1957 et 1958, il orchestrait un baroud d’honneur en mobilisant trois «experts» dont l’objectif était de justifier la survie de l’OCRS.
Quand Le Monde mobilise les universitaires: le cas Roger Le Tourneau
Le Monde et Le Monde diplomatique n’ont pas été de simples témoins du débat sur le Sahara: leurs publications ont servi de relais aux positions de l’État français et de ses projets coloniaux (OCRS, isolement des Reguibat de la sphère d’influence du Maroc selon J. Chaban-Delmas, contestation de la marocanité du Sahara).
Les documents diplomatiques et militaires déclassifiés confirment la continuité de l’autorité marocaine sur le Sahara. Or, les articles du journal ont souvent nié ou minimisé ces réalités, en véhiculant l’image d’un «Maroc expansionniste».
Qu’il s’agisse de Roger Le Tourneau, du général Georges Catroux ou du juriste Henri Marchat, tous ont contribué, chacun dans son registre, à une rhétorique coloniale convergente: trois profils différents, mais un seul discours, celui d’affaiblir les droits historiques du Maroc.
Le lieu d’où l’on parle compte. Libéré en 1944, Le Tourneau passe par le Maroc, rejoint le CHEAM sous l’égide de Robert Montagne (le chef du renseignement de la guerre du Rif), puis l’Université d’Aix-en-Provence, dépositaire d’archives algériennes, maghrébines et africaines contredisant ses thèses. Plutôt que d’affronter ces sources à portée de main, il multiplie les conférences (Princeton, dès 1958).
Le 26 février 1957, dans Le Monde, il affirme: «Les arguments invoqués par certains Marocains à l’appui de leur impérialisme n’ont pas de consistance historique», épousant de fait le projet de l’OCRS. Il insiste sur la découverte de gisements miniers par la France, la participation «sans difficulté» des populations aux élections algériennes, et l’absence d’attachement spontané au trône chérifien.
Les archives déclassifiées démontrent pourtant que la France a réemployé des structures makhzéniennes remontant au XVIIe siècle. Le Tourneau admettra une «marocanité intermittente» du Sahara, tout en penchant pour l’annexion des confins au profit de l’Algérie et de l’OCRS.
Georges Catroux: le double langage d’un général
Le 18 décembre 1944 naît Le Monde; la même année, à Rabat, le général Catroux inaugure la rue du 18-Juin-1940 et le barrage d’Imfout pour cantonner le mouvement national dans son fief citadin. Le général se distinguera par l’ordre donné pour qu’aucun journal ne couvre les manifestations féminines de novembre 1944.
Le 7 mars 1957, dans Le Monde, il écrit: «Les arguments de droit tirés d’un passé historique qu’invoque Si Allal El Fassi (…) ont été réfutés (…) par le professeur Roger Le Tourneau. Il ressort de cette étude qu’à aucune époque l’aire saharienne située au sud de l’oued Drâa et moins encore la Mauritanie n’ont été des provinces marocaines administrées par des représentants des sultans…»
Cette déclaration est paradoxale puisque les archives militaires montrent que le commandement des confins, créé en 1930, est rattaché au Maroc; en 1934, il passe sous la direction du commandement supérieur des troupes au Maroc; l’article 4 du règlement dispose que la région au-delà du 25ème parallèle est mise à sa disposition. Le capitaine Dupas notait: «Comme en 1930, le Commandement des confins est rattaché au Maroc.» À l’indépendance (1956), Tindouf relève d’Agadir; Bir-Moghrein et Ayn Ben Telli dépendent du génie militaire français au Maroc.
Mais comme à l’accoutumée, la non-marocanité de Tindouf est une tentative d’étouffer le témoignage du général Quennard qui rappelait dans une dépêche envoyée au Gouverneur général de l’Algérie:
«A. Situation politique. L’emprise marocaine y est totale, et tout se passe à Tindouf comme si la Saoura avait été annexée par le Maroc. – Existence (à Tindouf) d’une annexe de Bureau de la poste chérifienne, les cachets de la poste portant Tindouf-Maroc et les lettres ne pouvant être affranchies qu’avec des timbres marocains. – Ravitaillement en provenance du Maroc et rations alimentaires marocaines – La monnaie algérienne n’a, en fait, pas cours ; etc. … B. La contestation de cet état de choses, les avantages qu’ils (les Marocains) en retirent, et de vieilles traditions qui remontent aux temps des Almoravides et des Ma el Aïnain font que les Reguibat se considèrent comme marocains. Aussi, l’annexe de la Saoura constitue actuellement un trait d’union entre le Maroc et l’AOF.»¹
Le silence sur l’Armée de libération marocaine
Le comble de l’argumentaire développé par ces trois experts réside dans leur silence: aucun n’évoque l’Armée de libération marocaine, pourtant engagée dans la lutte armée pour libérer le Sahara bien avant l’apparition du Polisario. Fidèle à son art de la mise en sourdine depuis 1944, Catroux, lui non plus, n’en dit mot.
Au moment où paraissent ces tribunes dans Le Monde, l’Armée de libération marocaine combat les troupes espagnoles au «Sahara occidental», comme le montre une carte produite par les services de renseignements français. Les groupes armés étaient stationnés jusqu’à Dakhla, Laâyoune et Smara. Cette carte ne trouvera jamais preneur, même après sa déclassification dans les années 1990.

Henri Marchat: du relais colonial au témoin pro-marocain
Dans la REMMM de 1971, Marchat rappelle qu’au regard du traité de Fès et du convenio de Madrid, la «zone espagnole», Rio de Oro inclus, demeure sous l’autorité du Sultan:
«Les régions comprises dans cette zone d’influence (…) demeureraient sous l’autorité civile et religieuse du Sultan, et seraient administrées sous le contrôle d’un Khalifa pourvu d’une délégation générale et permanente du Sultan, en vertu de laquelle il exercerait tous les pouvoirs appartenant à celui-ci.»
Pour Marchat, l’échec du Maroc à recouvrer son Sahara en 1956 s’expliquait en partie par l’absence de l’Espagne lors des négociations sur la décolonisation. Le Maroc n’avait jamais signé de traité de Protectorat avec Madrid.
Trois discours et une seule vérité: Le Monde a investi dans la non-marocanité
La lecture croisée de Roger Le Tourneau, du général Georges Catroux et de H. Marchat révèle une convergence au service de l’OCRS. Un élément majeur est passé sous silence: le refus du sultan Mohammed V de négocier le tracé des frontières et de s’associer à l’OCRS. Plusieurs manuscrits de ces auteurs ont même rejoint les dossiers ministériels sur les frontières algéro-marocaines: Le Monde et Le Monde diplomatique ont servi de vitrines aux positions étatiques calibrées à Matignon.
Dans la même logique, l’opération Écouvillon sert de brouhaha médiatique pour imposer l’image d’un «Maroc envahisseur» tout en faisant passer au second plan le projet séparatiste d’un «Pays Reguibat».
Une dépêche de Jacques Chaban-Delmas au ministre des Affaires étrangères (14 avril 1958), quatre jours après la récupération de Tarfaya par le Maroc, en témoigne:
«Par cette rétrocession le Maroc recouvre la souveraineté d’un territoire (…) Ne sera-t-il pas tenté (…) de créer (…) un “irrédentisme” chez les populations placées sous souveraineté française et espagnole? (…) L’intérêt de la France s’identifie avec celui de l’Espagne (…) Il serait souhaitable (…) d’isoler les tribus Reguibat des influences marocaines» et d’adopter «une attitude commune franco-espagnole».²
Une devise à honorer
La campagne médiatique menée par Le Monde entre 1957 et 1963 ne fut rien d’autre qu’une canalisation du projet séparatiste esquissé par Jacques Chaban-Delmas. Mais le lecteur naïf n’en retiendra qu’une idée simple, martelée comme un slogan: «la non-marocanité du Sahara», ligne de mire hier comme aujourd’hui.
En définitive, l’historien, le général et le juriste ont servi, volontairement ou pas, une stratégie éditoriale alignée sur un projet colonial, souvent démenti par les archives militaires et diplomatiques. Avec la reconnaissance en 2024, par la présidence française, de la marocanité du Sahara, il revient désormais au journal Le Monde d’aligner ses récits sur les vérités établies par les archives. Sa devise de 1944, «assurer des informations claires, vraies et complètes», l’y oblige.
(1) Rapport du colonel Quennard, commandant la division d’Aïn-Sefra, Colomb-Béchar, 16 septembre 1946. ANOM, FGGA, 28H/3.
(2) Archives des affaires étrangères, La Courneuve, Maroc 212, 1956-1968.