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Le problème des idées dans le monde musulman – Malek Bennabi (18)

La société musulmane a franchi ce pas annonciateur des prochaines ruptures au sein de son univers culturel, le jour où Oukail Ibn Abi Taleb le frère d’Ali dit: ma prière avec Ali est plus profitable à ma religion et mon repas à la table de Muawiya est plus profitable à mon existence.
Ce psychisme partagé entre la table et la prière était le symptôme que le duel idée-chose avait commencé. Depuis il s’était poursuivi.


Nous en savons quelque chose par le débat ouvert, peu avant l’enquête de E. Morin, dans le Komsomolskaïa Pravda sur  »L’Univers spirituel de l’homme aujourd’hui ».
L’organe des jeunesses soviétiques publia à l’époque (1959) des lettres de jeunes (pas toutes probablement) qui participèrent à ce débat.
Nous pouvons en retenir deux 1 qui donnent une image saisissante du malaise parmis l’intelligentsia soviétique.
Selon un ingénieur » Une société où il y aurait beaucoup d’ingénieurs qui se consacreraient exclusivement et peu de personnes qui se disperseraient dans la recherche d’une culture générale, une telle société sera plus puissante que celle où il y aurait abondance d’humanistes et peu de techniciens ».
Dans une autre lettre – apparement en réponse à la précédente- un étudiant en philosophie écrit :  » Si les gens vivaient seulement pour manger, alors un pays bien pourvu et techniquement avancé, comme la Suède, pourrait constituer un exemple ( … ) si le but essentiel de chaque société était de compter un grand nombre d’hommes qui se consacrent exclusivement à leur métier alors notre idéal devrait être l’Amérique … ».
C’est déjà la thése et l’antithèse au pays du parti unique et à l’idéologie monolithique, au moment où le déséquilibre du rapport idée-chose commence à se faire sentir à contre sens, non pas en faveur de l’idée marxiste mais d’une idée qui ne soit pas déjà compromise dans l’ordre de » choses » présent: L’étudiant en philosophie est déjà aux confins de l’idéologie marxiste à la recherche d’une certaine synthése encore indéfinissable dans un autre univers culturel.

C’est un moment critique dans la culture soviétique, le moment psychologique où la chose qui devient sacrée dans le point de vue exprimé par l’ingénieur. Celui-ci – il convient de le noter- n’emprunte pas les arguments de sa thèse dans le monde des idées mais dans celui des choses qui font  » la société plus puissante  ».

Par ailleurs il faut noter, que l’étudiant en philosophie ne tranche pas au nom d’une idée marxiste assurant les conditions d’épanouissement et de puissance de la société, comme l’aurait fait son aîné de quelques décades.
On le voit tâtonner, mettant le pied une fois en Suède et une fois en Amérique, pour constater en fin de compte quoi ? sinon le vide spirituel qui règne dans le monde de la productivité et pe’ se sur sa conscience.
Il n’emploie pas certes de ter111e compromettant au pays du matérialisme dialectique. Mais on doit replacer ses ter1nes dans le cadre de l’enquête sur  »l’Univers spirituel de l’homme d’aujourd’hui », et en faisant confiance au sens de l’opportunité des auteurs de cette enquête.

Dans ce cadre, la philosophie de l’ingénieur est celle de l’homme qui a le culte de la puissance. Il appartient à un univers culturel où les  » choses  » qui font la puissance sont sacrées.
L’étudiant en philosophie est l’homme qui étouffe déjà dans ce cadre. Sa lettre est visiblement une réplique au premier : une tentative de s’arracher au despotisme de la chose, de rétâblir l’équilibre du rapport » idée-chose » au profit d’une idée qu’il ne forrnule pas ou qu’il ne voit pas encore. C’est la recherche d’un paradis pas encore trouvé. Peut-être d’un paradis déjà perdu

La société soviétique ne retrouve plus en elle certaines notes imprimées qui avaient inspiré les grands moments de son édification à l’époque de Lénine et de Staline et cet élan mystique qui l’avait dressé à Stalingrad.
En franchissant le cap du demi-siècle, elle s’est engagée dans la 2ème phase d’une civilisation, sur ce palier où les notes fondamentales commencent à devenir illisibles sur le disque son univers culturel originel.
Elle vit sur ce palier le duel idée-chose où les chances, encore partagées entre les deux antagonistes, penchent tantôt d’un côté
quand c’est l’étudiant en philosophie qui exprime ses idées et tantôt de l’autre quand c’est l’ingénieur qui exprime les siennes2.
Dans une autre société communiste, en Chine Populaire, le duel a failli un moment être tranché au profit de la chose, comme au sein de la classe ouvrière anglaise.
En pleine Révolution Culturelle, Liou Shaou Chi avait tenté d’arrêter la grande vague révolutionnaire en jetant à la classe ouvrière un bol de riz en plus et un meilleur salaire.
Mais le prolétaire chinois ne fut pas dupe de cette largesse qui devait le livrer au pouvoir de la chose. Mao Tsé Toung n’eut qu’à dire un mot pour rétablir l’équilibre au profit de l’idée. Il prononça la condamnation de  »}’économisme » et le peuple chinois reprit la voie révolutionnaire.
Il avait l’immense avantage de parler à un moment où toute la Chine chantait encore l’hyme de sa naissance, cet hymne que son premier satellite fit même entendre à l’Amérique en passant dans son ciel.
Mais l’épisode de Liou Shaou Chi nous laissa un critère : tous les faux révolutionnaires ne manquent pas d’utiliser contre les idées le pouvoir et la tentation des choses.
Dans un secteur arabe, nous trouvons ces méthodes arabes appliquées aujourd’hui.

Au moment où une idée surgie avec la révolution palestinienne risquant d’entraîner tout le monde arabe dans son sillage, un petit Liou Shaou Chi nommé Habache utilise la fascination de la chose (un avion par ci par là) à la fois pour capter une part de prestige révolutionnaire et pour mettre en lumière une déviation gauchiste susceptible de mettre la conscience arabe en garde contre l’idée.
Le duel idée-chose est tantôt un produit de l’histoire dans le processus d’une civilisation, tantôt une manoeuvre politique, comme dans le cas de Liou Shaou Shi.
La société musulmane a franchi ce pas annonciateur des prochaines ruptures au sein de son univers culturel, le jour où Oukail Ibn Abi Taleb le frère d’Ali dit: ma prière avec Ali est plus profitable à ma religion et mon repas à la table de Muawiya est plus profitable à mon existence.
Ce psychisme partagé entre la table et la prière était le symptôme que le duel idée-chose avait commencé. Depuis il s’était poursuivi.
Et quand Ghazali songera, quatre siècles plus tard, à renouveler le rapport religieux de la société musulmane avec son univers culturel, il était déjà trop tard.
La phase III du cycle de civilisation déjà entamée, la société musulmane ne pouvait que glisser sur sa pente jusqu’à l’ère post-almohadienne.
Elle ne pouvait plus rattraper sur cette pente fatale son équilibre originel.


1) Les 2 lettres sont reproduites dans le N » du nouvel observateur du 26/11/59.
2) La vie intellectuelle soviétique ressent vivement en ce moment les effets de cet antagonisme. Et la situation sur laquelle se penchent l’académicien Sokharov, l’historien Medveev et le mathématicien Gourtepine pour signaler à Brejnev et Kossyguine  » la baisse générale du potentiel créateur des représentants de toutes les professions » n’est qu’une illustration de ce phénomène.

A suivre

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