La Tijaniyya et ses ramifications en Afrique (3)

L’appartenance confrérique et la Tijâniyya
Les sources arabes, surtout les sources hagiographiques, et les récits de voyage, font état d’un grand nombre de canaux de contact entre cheikhs et disciples ainsi que des ‘ijâzât (licences ou autorisations), relatives à la liberté d’appartenance à plusieurs confréries soufies. La question se pose alors de savoir si cette appartenance plurielle aux confrériesn’a pas été à l’origine de la création d’une seule tarîqa venant annuler les turuq précédentes, comme c’est le cas de la Tijâniyya.
L’appartenance à la Tijâniyya est l’engagement à s’en tenir à des wirds précis et à la croyance en la grâce divine d’un Cheikh déterminé, venant en un temps défini, proclamer le moment de supériorité et de dépassement, comme le fait valoir la littérature tijanie. De ce fait, le disciple tijâni ne pouvait concevoir son avenir dans une autre tarîqa contemporaine à la Tijâniya; il considérait plutôt que toutes les autres turuq relevaient d’un passé révolu et ne pouvaient intéresser le présent ni le futur. Par ailleurs, les écrits tijanis montrent que le disciple ‘issâwi (populaire) et le disciple nâssiri (sunnite) peuvent aisément se délier de leur appartenance confrérique pour devenir tijânis, contrairement au disciple darqâwi intransigeant et semblable aux adeptes des groupes Gnâwa, chez qui « le nerf du paganisme bat », selon l’expression utilisée par Mohammed Bellaminu (Palaminu selon la prononciation andalouse) dans ses consignations.
Les appels du Cheikh fondateur et des autres cheikhs à la nécessité de donner les wirds tijanis aux adeptes s’apparentaient dans l’imaginaire tijani à un appel à la délivrance des gens de l’impiété, établissant par là un parallèle entre le temps de l’appel à l’islam et le temps de l’appel à la réception du wird tijâni.
De la création à l’essaimage
Après la mort du Cheikh fondateur, d’autres personnalités tijânies vont prendre la défense du principe du Sceau de la sainteté, comme on le constate à travers les correspondances de Mohammad Akansûs, qui constitue l’un des piliers du soufisme tijâni au sud du Maroc, notamment dans la région du Souss. C’est à partir de ce grand sud constitué de Marrakech, le Souss, Goulmim, Tindouf et le Touat, que la Tijâniyya a essaimé dans les régions sahariennes et ouest-africaines.
De fait, Akansûs, l’un des pionniers de ce mouvement tijani vers le Sud, a essayé de reproduire le même scénario pour la défense de la tarîqa et d’obliger les adeptes à la non-réitération des questions posées par la première strate tijânie à Ahmad at-Tijâni sur la supériorité de son statut par rapport aux saints prédécesseurs. Akansus explique aux adeptes du Sud les contextes et les difficultés rencontrées par le fondateur dans son cheminement spirituel. C’est ainsi qu’il les aida à défendre les attaques dirigées contre les détracteurs. Akansûs a, en outre, essayé de produire un système d’arguments perspicaces en guise de moyens pour prouver la priorité de la confrérie tijanie à porter un projet de réforme religieuse au Maroc de la fin du XVIIIème siècle. Cette question fut l’objet de la correspondance qui eut lieu entre Akansûs et Abou Ali al-Hassan Ibn at-Tayfûr. Par ailleurs, sa correspondance avec Ahmad al-Bekkây constituait une référence fondamentale pour ceux qui étaient troublés par les écrits et les postulats de l’éternité de la tarîqa. Akansûs parvint à « brider » al-Bekkây en supposant que le statut d’Abdelkader al-Jilânî était douteux en raison de la rareté des preuves sur lesquels ce dernier s’est appuyé.
Cependant la vision par Ahmad at-Tijâni du Prophète revêt une fonction particulière dans le projet tijani. Car la création de la confrérie et la délivrance des wirds sont fondées sur cette vision, et sur la commande du Prophète adressée à Ahmad at-Tijâni. Dans la construction tijanie, cette vision est considérée comme moyen de rapprochement et de réduction des distances entre le Machreq, le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest, de réduction aussi de l’écart temporel entre la période du Prophète et celle de la diffusion de la confrérie tijanie, qui se présentait comme un projet opérant un parallèle avec l’appel à embrasser la religion musulmane par le biais de la tarîqa tijanie. Lequel projet rencontrera un franc succès au sein des communautés pratiquant l’animisme ou un islam syncrétique, comme l’attestent les sources historiques subsahariennes ou soudanaises.
Précisons que les circonstances qui ont entouré l’apparition de la confrérie tijanie et le besoin d’un mouvement religieux ou soufie unioniste, suite, particulièrement, à l’envahissement de l’Egypte par Napoléon, à l’injustice des Turcs sur le Maghreb et l’absence d’un pouvoir politique central dans les pays du Soudan, ont déterminé le succès de la Tijâniyya, qui deviendra une confrérie puissante en Afrique du Nord, et une grande puissance politique au Soudan de l’ouest, comme ce fut le cas avec ‘Umar al-Fûti (1796-1864), qui est parvenu à transformer le pouvoir spirituel de la confrérie en un empire tijani s’étendant sur tous les espaces de l’Afrique de l’Ouest.
Bien que cette situation ait contribué à attirer un grand nombre de disciples, c’est l’installation d’Ahmad at-Tijâni à Fès qui sera, de fait, le point de départ à la grande diffusion des préceptes de la Tijâniyya dans les pays de l’Afrique du Nord, au Soudan de l’Ouest, ensuite en Europe et en Amérique.
A suivre
Jillali El Adnani, Professeur à l’Université Mohamed V de Rabat