Les Reguibat et le projet colonial de balkanisation du Sahara

Le conflit du Sahara occidental ne saurait se comprendre sans revenir aux lignes invisibles qu’ont tracées les confédérations tribales avant que les empires coloniaux ne redessinent la carte du Maghreb. Des accords de Bir Moghrein (1934, 1949) au traité de paix du 5 août 1979 entre la Mauritanie et le Front Polisario, l’histoire saharienne apparaît comme celle d’une fragmentation orchestrée: celle des Reguibat, une tribu partagée entre l’Algérie, la Mauritanie et le Maroc, et instrumentalisée par les rivalités d’États.

Le traité du 5 août 1979 conclu entre la Mauritanie et le Polisario s’inscrit dans une séquence où s’entrelacent solidarités tribales, héritages coloniaux et équilibres régionaux du Maghreb. Présenté comme un acte de paix, il prolonge en réalité une dynamique plus ancienne: celle inaugurée par la Convention de Bir Moghrein (1949), qui avait entériné la fragmentation des confédérations Reguibat entre les espaces algérien, mauritanien et saharien.
La signature de cet accord sous la présidence de Khouna Ould Haidallah – lui-même issu de la confédération Reguibat– traduit moins l’expression d’une souveraineté nationale que la résurgence d’un axe tribal transfrontalier, désormais instrumentalisé par l’Algérie dans le cadre de sa politique saharienne.
Ainsi, le traité du 5 août 1979 ne met pas un terme au conflit: il en déplace les lignes. En transformant une question coloniale en enjeu de recomposition géopolitique régionale, il ouvre une nouvelle phase de la rivalité maghrébine autour du Sahara.
Le Sahara marocain et le découpage colonial (1924-1955)
La lecture séparatiste du Sahara, tout comme celle défendue par l’Algérie, a souvent feint d’ignorer les constats déjà établis depuis longtemps sur la répartition des tribus et leurs zones d’allégeance– des constats formulés avec précision notamment dans l’important rapport de Bonamy sur la région dès 1924. Les références au «puzzle» tribal et aux fidélités traditionnelles ne manquaient pourtant pas; encore fallait-il savoir les lire.
Ainsi, à l’occasion du grand marché (chouffane) de Tindouf, entre 1946 et 1955, les autorités françaises rappelaient sans relâche que les Tadjakant, les Reguibat Lagouacem et même ceux placés sous contrôle espagnol, les Reguibat Sahel, demeuraient des sujets marocains. Tout allait cependant basculer avec la Convention de Bir Moghrein, dont l’article IV spécifia que les Reguibat Cherg relevaient désormais de l’Algérie et les Reguibat Sahel, de la Mauritanie. Les ingérences algériennes postérieures à l’indépendance de 1962, puis surtout à partir de 1973, allaient entériner cette tromperie de l’Histoire et bouleverser en profondeur ces équilibres tribaux.
Les accords de Bir Moghrein du 21 décembre 1934, puis ceux de Saint-Louis du 1er mars 1937, s’inscrivent pleinement dans cette logique. Ces conventions franco-espagnoles, censées fixer des limites «techniques» et stratégiques, eurent pour effet concret d’annexer une partie des Reguibat Lagouacem au département de la Saoura, et surtout à Tindouf, alors encore considéré comme un qsar marocain. L’espace que l’on appellera plus tard «Sahara occidental», correspondant à la zone administrée par l’Espagne, n’incluait pas les terrains de parcours de nombreuses tribus qui y étaient pourtant recensées.
Selon le tracé retenu après la réunion de Bir Moghrein du 24 décembre 1934, près de la moitié des parcours traditionnels des Reguibat restaient en dehors de cet espace, démontrant le caractère artificiel du découpage colonial. En 1949, une nouvelle convention de Bir Moghrein tenta d’intégrer d’autres fractions Reguibat à la Mauritanie, dans un espace que l’administration coloniale désignait encore comme «Sahara occidental».
Ces opérations successives répondaient à un objectif précis: sécuriser les zones minières et stratégiques du Sahara– Gara Djebilet pour l’Algérie, Zouérate pour la Mauritanie– au profit des empires coloniaux. Ce redécoupage, mené sous couvert de rationalité administrative, entérinait en réalité la dislocation des appartenances tribales et la fragmentation durable du Sahara marocain.

Ainsi, les Reguibat, considérés avant 1920 comme relevant de l’autorité du Makhzen, se sont retrouvés rattachés à l’Algérie ou à la Mauritanie à la faveur des conventions de Bir Moghrein. Une véritable décolonisation devrait logiquement restaurer cette situation originelle plutôt que de la figer dans des frontières arbitraires. Ces tribus, qu’elles vivent aujourd’hui en Algérie ou en Mauritanie, ne revendiquent pas un État, mais un espace historique: celui du Sahara marocain, où leurs déplacements n’étaient que saisonniers et inscrits dans un système d’allégeance à la monarchie chérifienne.
Derrière la rhétorique du «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes», se profile en réalité un tout autre enjeu: le maintien du découpage colonial destiné à assurer la mainmise sur les richesses naturelles. La convention de Bir Moghrein, en classant les Reguibat de l’Est pour préserver les gisements de Gara Djebilet et ceux du Sahel pour conserver le fer de Zouérate, a préparé les conditions de la fragmentation postcoloniale.
«Le colonel Kadhafi a cherché à constituer dans la mouvance de son pays les “États-Unis du Sahara”, au risque de faire éclater des États comme le Mali et le Niger, formés de populations noires et blanches»
— Royal Institute for International Relations (Egmont Institute)
Dès 1963, l’Algérie, déjà attentive au phosphate de Boucraa, sut instrumentaliser ces héritages pour transformer les Reguibat d’Algérie et de Mauritanie en bras armés d’un projet présenté comme «sahraoui», mais orienté vers la conquête du phosphate et de l’Atlantique.
Le traité de «paix» du 5 août 1979 entre la Mauritanie et le Polisario, signé sous domination reguibat, s’inscrit pleinement dans ce prolongement historique. Sous une apparence de réconciliation, il reconduit en réalité les logiques coloniales de Bir Moghrein: celles d’une partition du Sahara au profit des intérêts miniers et géostratégiques de l’Algérie et de ses relais mauritaniens, au détriment de l’unité historique et tribale du Sahara marocain.
De Bir Moghrein (1949) au traité du 5 août 1979: la continuité d’une fragmentation coloniale
L’autodétermination des Reguibat, qu’ils soient de Tindouf ou de Mauritanie, n’a pas émergé d’un choix libre, mais d’une configuration imposée par la colonisation franco-espagnole et prolongée par ceux qui en ont hérité.
Un paradoxe demeure pourtant: le Polisario, en s’inscrivant dans des frontières héritées de l’Algérie et de la Mauritanie, porte en lui la contradiction d’une entité née d’un découpage étranger à sa propre base historique. Si cette contradiction devait aller à son terme, elle pourrait conduire le mouvement à revendiquer une autre forme d’autodétermination, non plus pour le Sahara occidental, mais pour redéfinir son identité véritable — qu’elle soit marocaine, algérienne ou mauritanienne.
Le traité du 5 août 1979: entre neutralité mauritanienne et continuités reguibat
Entre un problème mal posé — celui du Sahara marocain — et un traité imposé — celui du 5 août 1979 entre la Mauritanie et le Polisario —, Nouakchott chercha avant tout à préserver sa neutralité et son indépendance. Présenté comme un geste de paix, cet accord intervint dans un contexte d’instabilité politique aiguë: cinq mois jour pour jour après le coup d’État du 6 avril 1979 qui porta le colonel Ahmed Ould Bousseif à la tête du gouvernement. La mort brutale de ce dernier, le 31 mai suivant, dans un accident d’hélicoptère, ouvrit la voie à l’ascension du lieutenant-colonel Khouna Ould Haidallah, bientôt véritable détenteur du pouvoir à Nouakchott et artisan d’une nouvelle orientation du régime.
Issu lui-même de la confédération reguibat, Haidallah imprima à la question saharienne une lecture à la fois identitaire et stratégique. Son accession au pouvoir facilita la signature de l’accord du 5 août, officialisé comme un traité d’État entre la Mauritanie et le Polisario. Mais derrière cette façade juridique se dissimulait un autre texte — ou plutôt un non-texte: un accord oral, tenu secret, conclu parallèlement entre les mêmes protagonistes. Cet engagement tacite, révélé par des sources diplomatiques françaises, visait à neutraliser les effets du traité officiel, consacrant la duplicité d’un processus où la loyauté tribale primait sur la légalité étatique.
La composition même des délégations reflétait cette ambiguïté. Côté mauritanien, le lieutenant-colonel Salem Ould Sidi, deuxième vice-président du Comité militaire de salut national (CMSN), signait au nom de Nouakchott, mais sous l’autorité d’un chef d’État reguibi. Côté Polisario, le négociateur principal n’était autre que Bachir Mustapha Sayed, frère du fondateur du mouvement et lui aussi reguibi.
Le traité du 5 août 1979, présenté comme un instrument de paix, se mua ainsi en une transaction interne à la confédération reguibat, maquillée du langage diplomatique. Derrière les apparences d’un compromis entre deux entités étatiques se profilait en réalité une continuité tribale: celle d’un axe reguibi traversant les frontières, dont les intérêts immédiats s’accordaient, consciemment ou non, avec la stratégie régionale de l’Algérie.
Quand les Reguibat de Mauritanie reconnaissent ceux du Polisario
Dans un entretien confidentiel avec M. Roussy, haut fonctionnaire français en poste à l’Ambassade de France à Nouakchott, Ould Haidallah confia sans détour les termes de l’accord oral, comme s’il parlait au nom des deux parties signataires. Derrière la façade d’un texte officiel, la réalité apparaissait double: un État en quête de survie et une confédération tribale transnationale utilisée à la fois comme acteur politique et comme instrument diplomatique. Ainsi, le 5 août 1979 ne scella pas seulement le retrait mauritanien du Sahara, mais il révéla au grand jour le poids des logiques tribales, capables de brouiller les frontières entre l’État et le mouvement séparatiste.
M. Roussy rapporte que: «Le Lt Col. Haidallah m’a répété à plusieurs reprises que l’accord du 5 août ne constitue, d’après lui, “ni un renversement d’alliances ni un changement de camp”. L’“administration (provisoire)” du Tiris el Gharbia est considérée par les Mauritaniens comme un gage donné au Maroc.»
La reconnaissance du Polisario par le Premier ministre mauritanien Mohamed Khouna Ould Haidallah, lui-même issu de la grande confédération tribale des Reguibat, crée en effet un effet de miroir. Cet «effet de miroir» signifie que la Mauritanie ne reconnaissait pas seulement un acteur politico-militaire, mais aussi une projection tribale de sa propre société. Ce geste renforçait la cohérence interne de la décision tout en en accentuant l’ambiguïté géopolitique: le Polisario devenait à la fois un double et un prolongement, un reflet de la Mauritanie reguibat dans le théâtre saharien.
Entretien confidentiel entre le président mauritanien Khouna Ould Haidallah et Roussy, haut fonctionnaire français à l’Ambassade de France à Nouakchott (page 1/2), Archives diplomatiques de La Courneuve, ANMO, Maroc Sahara occidental 1973-1982, Traité du 5 août 1979, Carton 965.


Ainsi, le traité de paix, consigné dans un texte écrit classé «secret et sans diffusion, sauf pour le ministre et M. Georgy seuls», se trouve contredit par une version orale d’un second accord, également tenu secret. Ce double dispositif révèle la nature ambivalente de l’entente conclue: un traité de paix entre des Reguibat et un président mauritanien lui-même issu de la même confédération, dissimulant en réalité une fracture tribale héritée des colonisations française et espagnole.
Chaque puissance coloniale avait tenté de contenir «ses» Reguibat à l’intérieur de frontières arbitrairement tracées, sans égard pour les itinéraires nomades ni pour les anciennes allégeances au Makhzen. Ces lignes de partage, imposées de l’extérieur, ont figé des espaces mouvants et fragmenté une même entité sociopolitique.
Dès lors, une question essentielle surgit: le Maroc affrontait-il véritablement un mouvement séparatiste, ou bien faisait-il face à des composantes tribales instrumentalisées et projetées depuis les pays voisins? Cette ambiguïté, née du legs colonial et entretenue par des stratégies régionales, demeure au cœur de la question saharienne contemporaine.
La dimension tribale du conflit racontée par des académiciens et diplomates
Plusieurs chercheurs et diplomates ont rappelé que le dossier saharien ne saurait être dissocié des structures sociales et des continuités ethniques qui unissent, de part et d’autre des frontières, les populations du Sahara occidental, de la Mauritanie et du Sud algérien.
Une étude publiée par le Royal Institute for International Relations (Egmont Institute) l’affirme avec clarté:«Ainsi, la Mauritanie est sortie de la guerre pour se réfugier dans la neutralité; il paraît cependant nécessaire de souligner qu’elle reste partie au conflit: historiquement et ethniquement, les tribus R’Guibat (c’est-à-dire le Polisario), qui nomadisent dans l’ancien Sahara espagnol (mais aussi en Mauritanie, en Algérie et dans le nord du Mali), font partie du peuple maure. Le curriculum vitae des responsables du Polisario, comme celui de nombreux notables mauritaniens — le président Haidallah et plusieurs de ses principaux ministres sont des R’Guibat — en fait foi. Comme le disait un responsable sahraoui: “l’autodétermination, cela veut peut-être dire, après tout, l’intégration dans une Mauritanie renouvelée.”»¹
Le journaliste et spécialiste du Maghreb Paul Balta a, lui aussi, souligné cette dimension tribale, en l’inscrivant dans le contexte du soutien de Houari Boumediene au Polisario, dont le fer de lance était constitué par les Reguibat:
«Entre 1973 et 1975, une certaine agitation se manifeste dans le Sud algérien, tant chez les Touareg dans les zones pétrolières qu’ils menaçaient d’incendier, que chez les Sahraouis de Béchar et d’Adrar, qui sabotent les expéditions de tomates cultivées dans la région. Les uns et les autres estimaient alors ne pas bénéficier suffisamment des retombées des richesses mises en valeur sur “leur” territoire.
En apportant son soutien au Front Polisario et en accroissant les investissements en faveur du Sud, Boumediene avait “désamorcé” ces revendications. Depuis, le colonel Kadhafi a cherché à constituer dans la mouvance de son pays les “États-Unis du Sahara”, au risque de faire éclater des États comme le Mali et le Niger, formés de populations noires et blanches. La menace a paru suffisamment précise à l’Algérie, qui risquait sinon d’être amputée du Hoggar ou de voir relancer l’agitation dans le Tassili et dans le Hoggar, pour qu’elle adresse de discrètes, mais fermes mises en garde à Tripoli.»²
Dans une correspondance diplomatique tout aussi révélatrice, l’ambassadeur de France à Nouakchott, Maurice Courage, écrivait au ministre des Affaires étrangères Jean-François Poncet, le 13 octobre 1980:
«Là c’est, à mon sens, toute la Mauritanie, plus attachée à ses rêves qu’à la dure réalité. J’y vois également la confirmation de cette opinion si généralement partagée qu’avec les développements du conflit saharien, le Polisario finira un jour par descendre vers le sud et que seul le président Haïdallah, de par son appartenance à l’ethnie Regueibat, peut faire que cette migration se réalise sans heurt, jusqu’à ce que, par la loi des grands nombres, les cousins sahraouis révolutionnaires se trouvent un jour assimilés et assagis.»³
Ainsi, le traité du 5 août 1979 dépasse le simple retrait mauritanien du Tiris el-Gharbia: il révèle l’imbrication profonde des logiques tribales et des calculs géopolitiques régionaux. Derrière un texte officiel se jouait une reconnaissance implicite entre Reguibat de Mauritanie et Reguibat du Polisario, prolongeant l’ombre portée de la convention coloniale de Bir Moghrein. Cet accord ne se limita pas à redessiner les alliances: il marqua à la fois la neutralisation de Nouakchott et l’effritement de l’axe algéro-libyen, ouvrant la voie à un face-à-face direct entre le Maroc et l’Algérie, où la question saharienne resta inséparable des héritages coloniaux et des solidarités tribales qui continuent, encore aujourd’hui, d’en façonner les lignes de fracture.
(1): «La politique de la Mauritanie en 1979»,Studia Diplomatica, étude publiée par le Royal Institute for International Relations (Egmont Institute) en 1980, vol. 33, no 1/2, pp. 179-188, Egmont Institute, p. 182.
(2): Paul Balta, «Facteurs de stabilité et d’instabilité au Maghreb», Colloque de Tolède sur les changements politiques et stratégiques dans la Méditerranée et la région du Maghreb, 24-27 mars 1982, p. 8
(3): «Les vacances du président Haidallah», note diplomatique de l’ambassadeur de France à Nouakchott, Maurice Courage, Archives diplomatiques de La Courneuve, ANMO, Algérie, carton 225, 1973-1982.
Par Jillali El Adnani