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Sahara: du projet de partage colonial à la consécration du plan marocain d’autonomie (1966-2025)

De la Conférence d’Addis-Abeba en 1966 jusqu’à la résolution du Conseil de sécurité de 2025, le Sahara occidental demeure le théâtre d’un retournement diplomatique saisissant. Les États qui cherchaient autrefois à le partager, l’Algérie, la Mauritanie appuyées par l’Espagne en vue d’affaiblir les revendications marocaines, se retrouvent aujourd’hui, sous l’égide de l’ONU, associés ou acculés à la mise en œuvre du projet d’autonomie présenté par le Maroc. Une trajectoire historique qui illustre la permanence des rivalités et la revanche de la légitimité.


Pr. Jillali El Adnani

La Mauritanie, qui a renoncé à toute revendication sur le Sahara depuis le 5 août 1979, et l’Algérie, qui ne cesse d’affirmer depuis 1975 qu’elle n’a «aucune convoitise territoriale», sont désormais invitées à se retirer du cercle des héritiers du jeu colonial et à œuvrer à la mise en place du plan d’autonomie. Et comme l’avait dit feu Hassan II lors du discours annonçant l’organisation de la Marche verte, le 16 octobre 1975: «La vérité a émergé et le mensonge s’est volatilisé».

Les pays colonisateurs initiateurs de l’idée du partage
La France et l’Espagne, mieux que quiconque, connaissent la vérité historique: leurs propres archives attestent que le Sahara n’a jamais été une terra nullius. Cette notion, forgée par le droit colonial européen, ne correspondait nullement à la réalité du terrain.
Bien avant leur pénétration dans la région, les deux puissances avaient découvert l’existence d’une administration sultanienne structurée, s’étendant sur les Sahara oriental et occidental, exercée par le makhzen à travers ses caïds, khalifas et représentants religieux. Les usages du système sultanien au Sahara par l’Espagne auraient pu clore le dossier en 1975 comme en attestent les archives dont bon nombre sont dévoilées. Ces archives qui montrent comment la France et l’Espagne se sont partagé le Sahara marocain entre 1900 et 1912 et comment elles ont montré la voie aux pays riverains pour reprendre à nouveau l’idée du partage. L’Espagne qui a suggéré ce plan de partage à la Mauritanie et à l’Algérie ne visait en réalité que l’évincement du Maroc et la mise en place de nouvelles lois rattachant le Sahara occidental directement à Madrid sous l’appellation de Sahara espagnol adopté officiellement le 12 janvier 1958. Quelques années plus tard, toujours pour saper la position marocaine, l’Espagne sépare Ifni du Sahara par la loi de 19 avril 1961. C’est le début d’une politique d’assimilation puisque le Sahara est devenu une province administrée depuis Madrid. Cependant, la cartographie secrète démontre que même le Rio de Oro occupé depuis 1884 fut constitué en Protectorat espagnol, l’Espagne savait depuis cette date à qui appartient le territoire!

En reconnaissant aujourd’hui la souveraineté marocaine, Paris et Madrid ne font donc que revenir à la vérité historique qu’elles avaient elles-mêmes consignée: celle d’un territoire intégré à l’espace politique du Maroc bien avant l’ère coloniale. Leurs propres archives constituent de nos jours un appui sans appel au jugement formulé par la C.I.J le 16 octobre 1975.

1966-1969: les origines du «partage saharien»
Les archives françaises du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) révèlent qu’entre 1966 et 1969, trois États, l’Algérie, la Mauritanie et l’Espagne, avaient préparé en secret un plan de partition du Sahara espagnol, au détriment du Maroc. Sous l’impulsion du président mauritanien Mokhtar Ould Daddah et avec la complicité d’Alger, ce plan proposait que l’oued Seguiet el-Hamra délimite la frontière entre le Maroc et la Mauritanie, tandis que le sud-est du territoire (vers Tindouf) reviendrait à l’Algérie. Ces manœuvres répondaient à une stratégie d’endiguement: isoler le Maroc de ses prolongements sahariens, neutraliser son rôle historique de relais transsaharien, et créer un triangle d’influence Alger-Nouakchott-Madrid. L’Espagne, consciente du déclin de son empire, tenta de transformer cette rivalité régionale en levier pour préserver ses positions minières et stratégiques. Ainsi, le Sahara devint un instrument de recomposition du Maghreb postcolonial, bien avant la création du Polisario.

Addis-Abeba 1966: l’Algérie revendique «son accès» à Atlantique et soutient la présence espagnole
Lors de la Conférence de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1966, le délégué algérien formula deux revendications que le SDECE qualifiera d’audacieuses et révélatrices: premièrement, le maintien du Sahara sous administration espagnole, jugée «préférable à une indépendance illusoire»; et deuxièmement, le droit pour l’Algérie à un accès direct à l’océan Atlantique. Ces positions, contraires au discours anticolonial qu’Alger tenait sur d’autres tribunes, marquaient une mutation doctrinale: le Sahara cessait d’être une simple question de décolonisation pour devenir un enjeu de projection géostratégique. Boumediene, tout juste arrivé au pouvoir, cherchait à transformer l’Algérie en puissance saharienne et atlantique; pour cela, il fallait empêcher le Maroc de reconstituer son couloir historique vers le Sahel. L’Algérie s’allia donc tacitement à l’Espagne, puis à la Mauritanie, pour maintenir le statu quo colonial, le temps de bâtir une influence durable sur la scène africaine. Ce moment fondateur explique la persistance, jusqu’à nos jours, du refus algérien de reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara.

L’Algérie favorable au partage tout en gardant les yeux rivés sur tout le territoire
Tout en soutenant le maintien de l’administration de l’Espagne, le document du SDECE ci-dessous, atteste de l’entente mauritano-algérienne sur le partage du Sahara:

«Selon l’entourage du président Mokhtar Ould Daddah, l’Espagne se serait engagée à abandonner sa souveraineté sur l’ensemble de ses territoires au Sahara, à condition que Rabat reconnaissance le gouvernement de Nouakchott. Agissant d’un commun accord avec Alger, le président Mokhtar proposait deux solutions susceptibles de régler le problème du partage des territoires en question:

Au mieux, il souhaite que l’oued Seguiet el-Hamra délimite la frontière entre le Maroc et la Mauritanie;– Le Sud-Est de cette région et la frange nord-est de la Mauritanie seraient alors attribués à l’Algérie.»¹

Document intitulé Partage du Sahara espagnol (page 1/2), du ministère des Armées (SDECE), Archives diplomatiques de La Courneuve, Service de liaison avec l’Algérie, carton 49.

Document intitulé Partage du Sahara espagnol (page 2/2), du ministère des Armées (SDECE), Archives diplomatiques de La Courneuve, Service de liaison avec l’Algérie, carton 49.

Carte accompagnant le document intitulé Partage du Sahara espagnol, du ministère des Armées (SDECE), Archives diplomatiques de La Courneuve, Service de liaison avec l’Algérie, carton 49.
D’autres documents du SDECE datant du 2 décembre 1969 réaffirment le souhait de: «L’Algérie (qui) tiendrait à s’associer étroitement aux négociations, car elle pense obtenir une rectification de frontière au Nord et à l’ouest de Tindouf, à son profit et aux dépens du Maroc».

De même, l’Espagne, rassurée par le soutien algérien face aux revendications marocaines, revendiqua bientôt sa souveraineté sur l’ensemble du territoire saharien, en le rattachant directement à Madrid.

«Le Maroc, en proposant un modèle d’autonomie, transforme une crise d’héritage colonial en projet de souveraineté concertée, et redonne sens à l’histoire»

Quant à l’Algérie, la signature du traité frontalier de 1972 avec le Maroc allait constituer un tournant stratégique. Désireuse de consolider son contrôle sur Tindouf et Béchar, elle chercha aussitôt à élargir son influence vers le sud en instrumentalisant la question de l’autodétermination. Sous couvert de défendre un principe onusien, Alger mit en œuvre un stratagème diplomatique visant à remettre en cause la souveraineté marocaine sur l’ensemble du Sahara, en s’appuyant sur son mouvement proxy, le Front Polisario, créé et financé à cette fin.

Ainsi, le rôle joué par l’Algérie, déjà alliée à l’Espagne coloniale dans les années 1960, servit de tremplin à sa nouvelle stratégie: se présenter comme championne de la décolonisation, tout en poursuivant en réalité une politique d’expansion territoriale et d’influence régionale héritée de la logique de partage des années 1966-1969. L’année 1975, marquée par la Marche verte, constitue un rappel historique adressé à l’Algérie: celui de rester dans le rôle d’observateur que lui conférait son statut initial dans le dossier du Sahara entre 1963 et 1966.

À cette époque, l’Algérie était reconnue par les instances africaines et internationales comme simple partie concernée, non comme acteur principal du différend. En s’écartant de cette position de neutralité pour s’ériger en partie prenante, l’Algérie a rompu l’équilibre établi à l’issue de la guerre des Sables et des discussions préparatoires au sein de l’OUA.

Inquiétudes espagnoles face au triangle Rabat-Nouakchott-Alger
Le rapport du SDECE datant du 17 octobre 1969 (D 75781/II A) décrit l’atmosphère de méfiance croissante à Madrid après l’entrevue tripartite Hassan II-Ould Daddah-Boumediene. Les diplomates espagnols redoutent un encerclement stratégique du Sahara et une déstabilisation progressive de leur domination par des «pressions sur les frontières» et des «incursions d’éléments incontrôlés». Madrid, consciente de l’évolution des rapports de force régionaux, perçoit la consolidation du front maghrébin comme une menace directe pour sa position au Sahara occidental. Les diplomates français notent l’inquiétude espagnole devant une intransigeance marocaine persistante sur la récupération du territoire, conjuguée à la montée des ambitions mauritaniennes encouragées par Alger. Ainsi, dès 1969, les services français anticipent «une ère difficile» entre l’Espagne et ses voisins du Maghreb, prémices des tensions diplomatiques et militaires qui culmineront dans les accords de Madrid (1975).

Ces documents préfigurent la bataille diplomatique et géopolitique qui s’ouvrira dans les années 1970 autour du principe d’«autodétermination», utilisé par l’Algérie pour contrer la revendication historique du Maroc et verrouiller l’ordre postcolonial hérité de la présence espagnole.

L’ONU a négligé la profondeur historique inscrite dans la position marocaine, alors même que les appétits algériens, prévisibles, attendaient l’occasion de s’immiscer. En inventant la catégorie de «parties intéressées» et «parties concernées», l’organisation a offert à Alger un droit de regard qui a transformé un dossier de décolonisation en champ d’ingérence régionale. Le mouvement des sables sahariens n’en devient que plus périlleux: nous payons aujourd’hui le prix d’une bataille qui s’annonçait longue, et qui, hélas, durera des décennies.

Document intitulé Craintes espagnoles à la suite de l’entrevue Hassan II-Ould Daddah-Boumediene, du ministère d’État chargé de la Défense nationale (SDECE), Archives diplomatiques de La Courneuve, Service de liaison avec l’Algérie, carton 49.

2025: de la rivalité à la coresponsabilité, l’ONU consacre l’autonomie marocaine
Presque soixante ans plus tard, le projet de résolution du Conseil de sécurité d’octobre 2025 marque un retournement historique sans précédent. Le texte réaffirme le soutien au Secrétaire général et à son Envoyé personnel Staffan de Mistura, tout en désignant le Maroc, la Mauritanie et explicitement l’Algérie comme parties prenantes au règlement politique. Ironie de l’histoire: ces deux derniers États, qui avaient naguère cherché à partager le Sahara, sont désormais invités à garantir la mise en œuvre du projet d’autonomie présenté par le Maroc en 2007. La résolution qualifie cette initiative de «sérieuse, crédible et réaliste», la présentant comme «la base la plus crédible pour une solution juste et durable».

Elle affirme que l’autonomie sous souveraineté marocaine constitue la solution la plus réalisable, tout en préservant le principe d’autodétermination, non plus comme sécession, mais comme autogouvernance dans le cadre de l’État marocain. Cette évolution traduit le déplacement du paradigme onusien: de la logique coloniale du partage à la logique politique du compromis, et de la rivalité idéologique à la coresponsabilité régionale. Le texte de 2025 scelle ainsi une reconnaissance implicite de la centralité du Maroc dans la stabilisation du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest.

Le retournement historique du Sahara

D’Addis-Abeba, en 1966 à l’ONU en 2025, émerge une cohérence géopolitique: le Sahara demeure l’espace où se lit la permanence des ambitions et la mutation des rapports de force. Ce qui fut, dans les années 1960, un terrain de partage colonial, devient au 21ème siècle un laboratoire d’intégration régionale, placé sous la responsabilité de ceux-là mêmes qui, jadis, en contestaient l’unité. Le Maroc, en proposant un modèle d’autonomie, transforme une crise d’héritage colonial en projet de souveraineté concertée, et redonne sens à l’histoire.

Le temps du partage, proposé par Houari Boumediene entre 1966 et 1969, puis ravivé par Abdelaziz Bouteflika en 2002 à travers ses tentatives de réactiver la question frontalière et d’internationaliser à nouveau le dossier du Sahara, semble désormais révolu. L’histoire a tranché: la logique de fragmentation héritée des décennies coloniales cède la place à une dynamique d’intégration régionale, portée par la reconnaissance croissante de la proposition d’autonomie marocaine comme unique cadre réaliste et durable de règlement. (Lire la chronique de Mustapha Sehimi)


(1) Archives diplomatiques de La Courneuve, Service de liaison avec l’Algérie, carton 49.

Jilali Adnani

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